Une demeure suspendue entre ciel et terre
Dès que l’on aperçoit sa silhouette singulière à l’horizon messin, Maison Heler intrigue. Comment ne pas être saisi par cette construction qui semble défier toutes les conventions architecturales ? La structure, inspirée des demeures messines du XIXe siècle, paraît avoir été arrachée de ses fondations pour être déposée, comme par magie, au sommet d’un immeuble contemporain.
« C’est un jeu sur les racines déracinées », explique Philippe Starck, « une construction symbolique de la Lorraine dont les identités historiques créent un état intermédiaire inspirant. » Cette prouesse architecturale dialogue harmonieusement avec son illustre voisin, le Centre Pompidou-Metz, créant un nouvel axe culturel dans une ville en pleine renaissance.
L’univers poétique de Manfred Heler
Plus qu’un simple hôtel, Maison Heler est l’incarnation physique d’un roman imaginé par Philippe Starck lui-même : « La Vie Minutieuse de Manfred Heler ». Ce personnage fictif, orphelin solitaire et inventeur obsessionnel, devient le fil conducteur d’une expérience immersive où chaque détail raconte une histoire.
La légende veut que Manfred, assis dans son jardin un jour de printemps, ait vu sa maison s’élever mystérieusement dans les airs, comme « extrudée » du sol, pour s’immobiliser au-dessus de la ville. Cette fable onirique infuse chaque recoin de l’établissement.
L’univers de Manfred se dévoile à travers une collection d’objets loufoques et de créations improbables inspirées par Jacques Carelman, auteur du « Catalogue d’objets introuvables » – marteau en cristal, enclume en plâtre ou rocking chair inversé – qui jalonnent les espaces communs et les 104 chambres de l’hôtel.
Une oeuvre totale, manifeste d’un créateur
Il y a un côté égotrip indéniable dans cette construction. Philippe Starck n’a pas seulement conçu l’hôtel, mais a inventé tout un univers narratif autour d’un personnage fictif qu’il a créé de toutes pièces. Il va jusqu’à publier un roman édité chez Allary Éditions pour servir de base conceptuelle à son projet architectural.
Cette approche où l’architecte/designer crée une œuvre totale qui devient une extension de son imaginaire personnel est caractéristique d’une certaine vision de l’architecture-spectacle. La construction ne répond pas seulement à des besoins fonctionnels ou esthétiques, mais devient un manifeste personnel, presque une œuvre d’art habitable qui porte la signature très reconnaissable de son créateur. Comme l’affirme Starck lui-même, il s’agit d’un « principe où l’œuvre surréaliste, poétique et fantastique se cristallise dans la matière. »
« Philippe Starck signe ici, pour la première fois, un projet de A à Z: architecture, design, mobilier, lumière. Chaque petite pièce est pensée et ajustée. On y vient pour dormir, certes, mais on repart avec des images en tête, des phrases à déchiffrer, et peut-être, qui sait, le rêve tenace de croiser un jour Manfred Heler dans les couloirs. »
Le fait de placer littéralement une maison traditionnelle au sommet d’un immeuble, comme un symbole visuel fort qui défie les conventions, s’impose dans le paysage urbain comme une déclaration artistique audacieuse plutôt qu’une simple structure hôtelière.
Une ésthétique Burtonienne
L’univers créé par Starck évoque de manière frappante le monde cinématographique de Tim Burton à travers plusieurs caractéristiques distinctives :
- La juxtaposition d’éléments surréalistes dans un cadre apparemment ordinaire
- Le goût pour les objets étranges et les mécanismes fantaisistes
- L’esthétique à la fois rétro et intemporelle
- L’utilisation de contrastes marqués entre lumière et obscurité
- Le personnage solitaire et rêveur de Manfred qui rappelle certains protagonistes burtoniens
Les objets comme le « Mâchicoulis de Poche » ou la « Centrifugeuse à chagrins d’amour » s’inscrivent parfaitement dans cette esthétique qui mêle mélancolie, humour noir et étrangeté poétique. Même le concept de la maison qui s’élève dans les airs évoque des films comme « Edward aux mains d’argent » ou « Big Fish », où la réalité est constamment augmentée par des éléments fantastiques.
Starck a créé un univers totalement immersif – un monde où la frontière entre le réel et l’imaginaire s’estompe délibérément.
Des influences littéraires
Les nombreuses références littéraires enrichissent cette dimension d’œuvre totale. L’univers de Manfred rappelle certains aspects des œuvres de Franz Kafka, notamment « Le Château », avec cette idée d’un homme isolé dans un édifice mystérieux et surplombant. La brochure de l’hôtel mentionne explicitement l’influence de Raymond Roussel et de ses « Impressions d’Afrique », œuvre connue pour ses descriptions minutieuses d’inventions fantaisistes.
Enfin, l’idée d’une maison qui s’envole fait inévitablement penser à « La Maison qui s’envole » de Claude Roy, créant un pont entre architecture contemporaine et imaginaire littéraire classique.